"Tu ne m’impressionnes pas tu sais. Sous tes grands airs de j’ai tout vu, tout connu, rien ne m’atteint... Je pense que tu meurs de trouille. Je pense que tu vaux beaucoup mieux que ce que tu veux montrer." (Ma première fois)

Dan les yeux noisettes et la voix de velours, la nonchalance et la cigarette moitié consumée au bout des doigts, le sourire en coin et la main dans les cheveux ...
Difficile d'affirmer que ce qui saute aux yeux chez lui est sa compassion, sa tolérance ou son calme olympien ; il serait hypocrite de fermer les yeux sur toute la violence qui habite l'être humain pour qualifier ce qui le définit.

Dan c'est ce mec là, assis sur le bitume une bière à la main, qui te toise de toute sa hauteur quand tu remontes l'avenue comme si tu empiétais sur un territoire dont il est le seul maître.

Acerbe, cynique, frondeur et manipulateur, il se venge consciemment de tout ce qu'on lui a fait endurer. Sans arme à la main, il se pense capable d'anéantir plus d'un homme et n'hésite pas à le faire savoir par sa façon de fixer les gens avec son dédain qu'on pourrait citer comme sa caractéristique principale. Dan, c'est ce mec qui n'a plus peur de personne, ni de devenir fou - sans doute l'est-il déjà ...

Et même dans les moments où il croyait en une bonne composition, il entendait résonner les ratés de sa vie dans chacune de ses notes.

 

Vingt-trois mai 1993. Il déchire le silence dans un cri.

Les astres ont parlé : le petit nouveau de la famille Evraard sera Gémeaux. Le pas énervé du père de famille résonne dans la pièce voisine qu'il balaie d'un regard inquiet, enfermé dans ses songes. A en juger le pli soucieux qui barre son front, la nouvelle a eu du mal à s'imposer dans son esprit. Léger, séducteur, nerveux, agité, versatile ; Gémeaux. Qu'allait devenir le jeune prodige qu'il projetait dans ses rêves les plus fous ? Écrivain, musicien ? Artiste ? Lui qui destinait son fils à un avenir brillant, quel sacrilège. C'est à cet instant qu'il abandonne. Prend la fuite sans un bruit. La porte se referme, claquant sur ses pensées sombres ; pourtant, seul le silence l'assourdit.

Vingt-trois mai 2008. Quinze ans.

Dan. A Post Falls, sa ville natale, son nom résonne comme celui du rejet, suscitant l'admiration autant que le mépris. Il porte la marque de son nom au fer rouge ; celui d'une mère absente et d'un père inconnu, d'un jeune frondeur qui s'est élevé seul, dans la rue, au son des guitares et de la voix envoûtante des vendeurs de ganja.
Il rencontre Isaiah le jour de son quinzième anniversaire. Le vieil homme à l’œil de verre croise son regard à l'angle de North Park. Dans les carnets que le jeune américain trouvera à son décès quatre ans plus tard, il écrira : "Dis-moi, qu’est-ce qu’on laisse ? Qu’est-ce qu’on laisse à ceux qui restent ? J'aimerais tant lui faire découvrir l'Australie ; s'il n'a pas mon nom, s'il n'a pas mon sang, il gardera au moins le souvenir impérissable des terres de mon enfance."
Quelques jours plus tard, un vieux sac en bandoulière et sa guitare sur le dos, le désormais Dan Isaiah embarque pour le plus long voyage de son existence - la vie.  

(Un peu plus tard, il découvrira que celui qu'il appelait "papa", autrefois PDG d'une grande entreprise américaine, avait fait en sorte de lui laisser en héritage des ressources suffisantes pour lui payer des études et lui assurer une vie confortable pour un certain nombre d'années. Il décide donc de s'inscrire dans une université près de Brisbane, où il reste en internat durant les années suivantes.)

Vingtième jour en Australie. Dixième jour de classe.

Le soleil dardait ses premiers rayons sur le bras nu du jeune américain assis au fond de la classe, plongé dans la contemplation du paysage qui se dessinait derrière la fenêtre. Son regard balayait la ville encore endormie et se perdait sur la ligne d'horizon. Des kilomètres plus loin, la mer ; invisible à ses yeux, mais bien présente dans son cœur.
Il adorait la mer. Sentir les embruns contre sa peau, courir sur les plages, nager contre les rouleaux, pourchasser les poissons, et passer de longues heures assis sur le sable avec sa guitare, à composer des morceaux et fredonner des mélodies sorties tout droit de son esprit qui tourbillonnait joyeusement au rythme des vagues s'écrasant sur les rochers.
Absorbé par ses réflexions, il n'entendit pas la question que lui posait son professeur. "Dan !" répéta donc celui-ci en haussant le ton. L'intéressé le fixa d'un air insolent, un drôle de sourire sur les lèvres. Le vieil homme soupira et leva les yeux au ciel. Il l'exaspérait, ce gosse. Une assurance à tenir tête à des montagnes. Jeune, un peu dingue mais surtout talentueux. Un vrai artiste. Un musicien. Quelqu'un en marge, quoi.
"Alors le paumé, encore en train d'écrire tes musiques de tapette ?"
Dan se figea, comme foudroyé. Ses yeux pétillaient de rage et il serrait les poings à en faire blanchir ses phalanges. L’électricité entre les deux jeunes était désormais palpable. Le provocateur au sourire insolent se contentait de fixer son adversaire, ravi de la réaction de colère qu'il avait provoquée.
Mais Dan n'était pas fou, et il était seul. Il se leva d'un bond et quitta la classe sans un regard en arrière.

"Le paumé". Ce nom le suivait pourtant, collant à lui comme une ombre. Dans la rue, on le regardait passer en riant et lui crachait au visage, puis on lui arrachait sa guitare après avoir froissé ses partitions.
Et il les regardait saboter son travail, détruire sa vie, avant de s'éloigner tête basse sous un flot d'insultes, embarquant avec lui sa rage et sa peine.
Assis sur la rambarde d'un pont, il regardait au loin, les vestiges de sa guitare serrés contre lui. Il rêvait à la mer, et à des jours meilleurs, fixant l'horizon de ses yeux mouillés de larmes.
Le jeune américain, beau et insolent, n'était plus que l'ombre de lui même, une silhouette sombre déambulant dans les rues de la ville une fois la nuit tombée, ses bouteilles de bière à la main.
Ils l'avaient fait sombrer et sa vie était partie en fumée, noyée à la manière de ses partitions abandonnées sur la grande route un jour de déluge.

Quatre ans plus tard. 2016, dans les nuits tièdes de juin ...

Il avait fini par entendre parler d'un quartier calme, où il pourrait vivre et composer loin du bruit bourdonnant du cœur de la ville. L'occasion rêvée. Voilà donc quelques semaines qu'il avait emménagé à Willow Lane ; seul, comme il l'avait toujours été. Vivant la nuit dans les rues de Brisbane et le jour dans la maison déserte, il gagnait sa vie au bon vouloir des passants en laissant courir ses doigts sur sa guitare dans les bars et les avenues, comptant sur les économies de son père pour vivre confortablement.  Il rêvait parfois de grandes scènes ; alors, d'un geste rageur, il laissait l'alcool brûlant sa gorge le ramener sur la terre ferme.

Ce soir-là, une ombre glissait le long des murs. Dan, sa guitare, Dan, les bouteilles et la voix désaccordée. Une fois de plus. Les rares personnes qui fréquentaient les rues de la ville à ces heures-ci ne lui accordaient pas plus d'attention qu'un simple élément du paysage.
Il s'appuya contre un mur et porta une bière à sa bouche. Vide. Il grogna et l'envoya balader contre un mur de la rue d'en face. L'une après l'autre, toutes celles qu'il avait en main se retrouvèrent brisées en mille morceaux sur le trottoir d'en face. Le jour se levait déjà. Il fallait rentrer.
L'américain grimpa dans son vieux pick-up et la portière se referma en grinçant. Le moteur s'alluma, et il disparut à toute allure, laissant comme seule trace de son passage une épaisse nappe de fumée.